17
Quand vous posez une question, voulez-vous vraiment connaître la réponse ou essayez-vous simplement votre pouvoir ?
Dmitri HARKONNEN,
Notes à l’Usage de Mes Fils.
Le Baron Harkonnen dut payer deux fois les services du docteur Suk.
Il avait cru que la somme colossale qu’il avait versée à Calimar suffirait à s’attacher les services du docteur Wellington Yueh le temps de diagnostiquer le mal dont il souffrait et de lui proposer un traitement contre son état de débilité croissante. Mais Yueh refusa de coopérer.
Le sombre et jaunâtre praticien Suk était totalement imbu de lui-même et perdu dans les recherches techniques qu’il conduisait à bord du laboratoire orbital. Il ne montra pas la moindre trace de respect ou de crainte quand on prononça le nom du Baron.
— Il se peut que je travaille pour les Richèsiens, dit-il d’un ton ferme dépourvu d’humour, mais je ne suis pas leur propriété.
Piter de Vries, que le Baron avait expédié sur Richèse afin de veiller aux détails, fixa le visage rigide et âgé de Yueh et y lut un entêtement évident. Ils se trouvaient dans le petit bureau du laboratoire installé sur Korona, la lune principale de Richèse. En dépit de la requête appuyée du Premier Calimar, Yueh, un personnage rigide à la longue moustache tombante, aux cheveux de jais noués dans un anneau d’argent Suk, refusait obstinément de se rendre sur Giedi Prime. Orgueil et arrogance, se dit de Vries. Ce que nous pourrons toujours utiliser contre lui.
Yueh, les lèvres serrées, examina de Vries comme s’il s’apprêtait à l’autopsier, comme s’il en ressentait le besoin.
— Monsieur, vous êtes un Mentat, habitué à vendre ses pensées, son intelligence à n’importe quel protecteur. Moi, je suis membre du Cercle Intérieur de l’École Suk, diplômé de plein droit du Conditionnement Impérial. (Il désigna le losange tatoué sur son front ridé.) On ne peut m’acheter, me vendre ni me louer. Vous n’avez pas de prise sur moi. Maintenant, permettez-moi de revenir à mon important travail.
Il s’inclina brièvement avant de repartir vers le fond du laboratoire.
Cet homme n’a donc jamais été remis à sa place, il n’a jamais été blessé ni brisé ? Pour le Mentat tordu, c’était un défi.
Dans les locaux gouvernementaux du Centre de la Triade, de Vries n’eut aucune réaction face aux excuses exagérées du Premier Richèsien. Mais il devait user de l’autorisation du personnage pour franchir les portes et les rideaux de sécurité et retourner à la station de recherche de Korona. Il n’avait pas le choix dans cette affaire et il se retrouva dans le laboratoire stérilisé de Yueh. Seul cette fois.
Il est temps de renégocier pour le Baron. Il ne pouvait se permettre de regagner Giedi Prime sans la totale coopération du docteur Suk.
Il se déplaçait à pas comptés et prudents dans la salle aux cloisons de métal encombrée de machinerie, de câbles et de bacs où flottaient des membres et des organes : un étalage de technologie électromécanique richèsienne, d’équipement chirurgical Suk et de spécimens biologiques. L’odeur qui imprégnait les lieux glacés était faite des relents de lubrifiants, de produits chimiques, de putréfaction, de circuits grillés et de chair brûlée. Les recycleurs luttaient difficilement. Sur les tables étaient disposés des cuvettes, des cuves à serpentins de plass, des circuits d’alimentation électrique et des appareils distributeurs. Au-dessus des secteurs réservés à la dissection, des plans holographiques scintillants montraient des membres humains et des organes de machines.
Yueh surgit brusquement de l’autre côté des paillasses. Son visage ascétique était marqué de taches de graisse. Ses pommettes étaient saillantes au point de paraître métalliques.
— Je vous en prie, Mentat, ne me dérangez pas, fit-il d’une voix rude sans même demander à de Vries pour quelle raison il était de retour sur la lune interdite. (Et il ajouta :) Je suis très occupé.
— Pourtant, je dois vous parler, docteur. Mon Baron me l’a ordonné.
Yueh le fixait comme si, cette fois, il se disait qu’après tout certaines pièces de son prototype de cyborg pourraient être montées sur le Mentat.
— La condition physique de votre Baron m’importe peu. Elle n’est pas du domaine de mon expertise.
Il promena les yeux sur les tables, les cuves et les prothèses comme si la réponse était évidente. Ce docteur, se dit de Vries, était péniblement hautain, comme si rien ni personne ne pouvait le toucher ou le corrompre.
Le Mentat s’approcha de lui, suffisamment pour pouvoir le garrotter. Mais il savait qu’il serait promis à un châtiment sévère si jamais il était dans l’obligation d’éliminer ce détestable Suk.
— Mon Baron était en parfaite santé, toujours en forme, et fier de son état physique. Bien que son régime et ses exercices n’aient pas varié, son poids a presque doublé au cours des dix dernières années. Il souffre d’une détérioration graduelle de ses fonctions musculaires et devient obèse.
Yueh plissa le front mais regarda le Mentat. De Vries surprit son changement d’expression et il baissa le ton, prêt à frapper.
— Ces symptômes vous paraissent familiers, docteur ? Vous les auriez déjà observés ailleurs ?
Yueh avait un regard calculateur. Il se déplaça de façon à se protéger derrière une rangée de tubes à essai. Une cornue à long serpentin, à l’autre bout du laboratoire, bouillonnait en dégageant une senteur fétide.
— Un docteur Suk ne donne jamais un conseil gratuit, Mentat. Mes honoraires sont exorbitants, et mes recherches vitales.
Des possibilités se déployaient dans l’esprit supérieur du Mentat, et il retint un rire.
— Êtes-vous donc tellement absorbé dans vos bricolages, docteur, que vous en ayez oublié de remarquer que votre patron, la Maison Richèse, est au bord de la banqueroute ? Le Baron Harkonnen pourrait subventionner vos travaux pendant des années.
Le Mentat porta brusquement la main à la poche, et Yueh tressaillit, redoutant une arme silencieuse. Mais de Vries en sortit une plaque noire à touches. L’image solido d’un coffre maritime antique apparut. Il semblait d’or massif, et sur le couvercle et les côtés, des gemmes incrustées dessinaient le griffon bleu des Harkonnens.
— Quand vous aurez prononcé votre diagnostic sur l’état de mon Baron, vous pourrez poursuivre vos recherches à votre convenance.
Intrigué, Yueh tendit la main et passa même les doigts au travers de l’image en relief. Avec un grincement synthétique, le couvercle du coffre s’ouvrit pour révéler un intérieur vide.
— Nous le remplirons à votre gré. Avec du Mélange, des gemmes soo, de l’obsidienne bleue, des opaflammes, du quartz Hagal… des documents de chantage. Tout le monde sait que l’on peut acheter un docteur Suk.
— Alors achetez-en un. Faites-en une affaire publique.
— Nous préférerions un… arrangement confidentiel, que le Premier Calimar nous a promis.
Le vieux docteur Suk plissa de nouveau les lèvres, perdu dans ses pensées.
— Je ne peux prodiguer des soins à long tenue, mais je pourrai peut-être émettre un diagnostic sur ce mal dont il souffre.
De Vries haussa les épaules.
— Le Baron ne vous retiendra pas plus longtemps que nécessaire.
En regardant le coffre, Yueh pensa que son travail ici, sur Korono, progresserait plus vite avec des fonds nouveaux. Mais il hésita pourtant.
— J’ai d’autres responsabilités. J’ai été assigné à ce poste par le Collège Suk pour un travail spécifique. Les prothèses cyborg représenteront un marché précieux pour Richèse autant que pour nous, quand elles seront au point.
Avec un soupir résigné, de Vries appuya sur une touche de commande et le coffre prit du volume.
Yueh se caressa la moustache.
— Il me serait sans doute possible de faire l’aller-retour entre Richèse et Giedi Prime – sous une fausse identité, bien sûr. Je pourrais examiner votre Baron et revenir ensuite à mes recherches.
— Une idée intéressante. Vous acceptez donc nos termes ?
— J’accepte de voir votre patient. Et je déciderai de ce que vous mettrez dans ce coffre au trésor. (Yueh désigna un comptoir.) À présent, passez-moi mon scope de mesure. Vous m’avez interrompu, vous pouvez donc m’aider à construire l’organisme prototype.
Deux jours après, sur Giedi Prime, en essayant de s’accoutumer à la pesanteur plus forte et à l’atmosphère industrielle méphitique, le docteur Yueh examina le Baron dans l’infirmerie du Donjon. Tous les serviteurs avaient été congédiés, toutes les portes et les fenêtres étaient closes. Piter de Vries épiait la scène en souriant, depuis sa cachette habituelle.
Yueh écarta les dossiers que les précédents docteurs avaient accumulés au fil des années.
— De stupides amateurs. Les conclusions de leurs tests ne m’intéressent pas plus qu’eux.
Il sortit de sa trousse ses propres scanners : des appareils complexes que seul un Suk savait utiliser.
— Ôtez vos vêtements, je vous prie, dit-il.
— Vous voulez jouer ? fit le Baron, essayant de garder sa dignité et la maîtrise de la situation.
— Non.
Le Baron se distrayait pendant les sondages et les attouchements dérangeants en imaginant diverses façons de se débarrasser de ce prétentieux Suk si lui aussi échouait à trouver la cause de sa maladie. Il pianotait d’un air impatient sur la table d’examen.
— Aucun de mes médecins ne m’a jamais prescrit de traitement efficace. Étant donné le choix, un corps sain ou un esprit sain, il fallait que je me décide.
Sans se laisser démonter par la voix de basse du Baron, Yueh chaussa une paire de lunettes vertes.
— Ce serait trop que de vous suggérer de préserver l’un et l’autre ?
Il initialisa la batterie et se lança dans les scannings de routine. Puis, il se pencha sur le corps nu et difforme de son patient, étendu sur son ventre rebondi. Le Baron marmonnait, en se plaignant de ses douleurs, de la gêne qu’il éprouvait à se déplacer.
Pendant plusieurs longues minutes, le docteur Suk examina sa peau, ses organes, ses orifices, et peu à peu un faisceau subtil de syndromes s’assembla dans son esprit. Enfin, son scanner subtil détecta un tracé de vecteur.
— Sexuellement, votre état est en train de se dégrader. Êtes-vous capable de vous servir de votre pénis ? demanda Yueh sans la moindre trace d’humour, comme s’il s’enquérait d’une valeur en bourse.
— M’en servir ? s’exclama le Baron. Mais par tous les enfers, c’est encore la meilleure partie de moi-même !
— C’est de l’ironie, fit Yueh en prélevant un échantillon d’épiderme sur son sexe. (Le Baron étouffa un cri de surprise.) Je dois faire une analyse.
Il ne s’était même pas excusé.
Il glissa l’échantillon sur une lame qu’il inséra dans une fente, sous ses lunettes vertes. Il la fit tourner lentement avec ses doigts, l’examinant sous des éclairages différents. Le vert de ses lunettes devint violet, puis mauve. Il soumit ensuite le fragment d’épiderme à des analyses chimiques.
— Était-ce bien nécessaire ? grommela le Baron.
— Ça n’est qu’un début.
Yueh sortit d’autres instruments – certains particulièrement affilés. Le Baron aurait été très intrigué s’il s’en était lui-même servi sur quelqu’un d’autre.
— J’ai encore de nombreux tests à faire.
Après avoir enfilé un peignoir, le Baron se détendit. Il avait le teint gris, il luisait de sueur et avait mal en divers endroits qui ne l’avaient jamais fait souffrir jusqu’à présent. Il avait eu envie de tuer l’arrogant docteur Suk à plusieurs reprises, mais il préférait attendre le diagnostic. Les docteurs qui l’avaient précédé s’étaient montrés aussi stupides qu’impuissants et il était prêt à endurer ce qu’il devait pour obtenir enfin une réponse. Il espérait pourtant que le traitement de Yueh serait moins pénible et douloureux que son analyse. Il s’était versé un verre de cognac de Kirana qu’il lampa d’une gorgée.
— Baron, j’ai affiné le spectre des possibilités, dit enfin Yueh. Le mal dont vous souffrez est rare, étroitement défini et ses ravages sont très spécifiques. Je peux vous proposer d’autres prélèvements si vous souhaitez que je redouble mon diagnostic ?…
— Ce ne sera pas nécessaire. (Le Baron se saisit de sa canne au cas où il aurait envie de frapper quelqu’un.) Qu’avez-vous trouvé ?
— Le vecteur de transmission est évident, lié à des rapports hétérosexuels. Vous avez été contaminé par une de vos maîtresses.
Le soulagement momentané du Baron fut balayé soudain par le trouble.
— Je n’en ai aucune. Les femmes me dégoûtent.
— Oui, je vois. (Yueh avait vu tant de patients nier l’évidence.) Les symptômes sont si subtils que je ne suis pas surpris que des docteurs moins compétents ne les aient pas remarqués. Même l’enseignement Suk n’en fait pas mention, et je n’ai appris l’existence de ces maladies énigmatiques que par ma femme Wanna. Elle est du Bene Gesserit et les Sœurs font occasionnellement usage de ces organismes infectieux pour…
Le Baron se redressa brusquement. La fureur déformait les bajoues de son visage.
— Maudites sorcières !
— Ah, ainsi vous vous souvenez ? demanda Yueh avec une suffisance satisfaite. Et quand a eu lieu le contact ?
Le Baron n’hésita que brièvement :
— Il y a plus de douze ans.
Yueh lissa sa moustache.
— Ma chère Wanna m’a dit qu’une Révérende Mère est capable de modifier sa biochimie pour dissimuler des maladies latentes dans son propre organisme.
— Sale putain ! gronda le Baron. Elle m’a infecté !
Le docteur ne semblait guère se soucier d’injustice ou d’indignité.
— Il ne s’agit pas d’une infection passive – un tel agent pathogène est libéré par la force de la volonté. Ce n’était pas un accident, Baron.
Le Baron revit la face de jument de Mohiam, son expression méprisante, son attitude irrespectueuse quand elle l’avait regardé, durant le banquet de Fenring. Elle avait toujours su. Toujours. Elle avait observé la transformation de son corps, l’avait vu devenir une masse molle, répugnante, immonde.
Car elle était la cause de ce qui lui arrivait.
Yueh plia ses lunettes et les remit dans sa trousse.
— Donc, notre marché est conclu et je vais me retirer. J’ai nombre de recherches à mener à bien sur Richèse.
— Vous avez accepté de me soigner, dit le Baron.
Puis il perdit l’équilibre et s’écroula sur la table d’examen.
J’ai accepté de vous examiner, rien de plus, Baron. Aucun Suk ne peut rien faire pour vous dans votre état. Il n’existe pas de traitement connu, mais je suis persuadé que nous envisagerons sous peu le problème au Collège.
Le Baron s’appuya sur sa canne pour se redresser. Furieux, il pensa aux dards empoisonnés cachés dans sa pointe. Mais en même temps, il savait quelles pouvaient être les conséquences politiques du meurtre d’un docteur Suk si la vérité éclatait. L’École Suk avait des liens solides avec l’Imperium et ce moment de plaisir pouvait lui coûter cher. Et puis, il avait tué déjà tant de docteurs… et celui-ci venait enfin de lui apporter une réponse.
Et une cible toute désignée pour sa vengeance.
— Je crains, Baron, que vous ne deviez interroger le Bene Gesserit.
Sans un mot de plus, le docteur Wellington Yueh quitta précipitamment le Donjon Harkonnen pour embarquer sur le premier Long-courrier en partance, soulagé à l’idée qu’il n’aurait plus jamais affaire au Baron Vladimir.